OSCAR ET LA DAME ROSE DE Eric-Emmanuel Schmitt-9eme et dernière partie
Cher Dieu,
Peggy Blue est partie. Elle est rentrée chez ses parents. Je ne suis pas idiot, je sais très bien que je ne la reverrai jamais.
Je ne t'écrirai pas parce que je suis trop triste. On a passé notre vie ensemble, Peggy et moi, et maintenant je me retrouve seul, chauve, ramolli, et fatigué dans mon lit. C'est moche de vieillir.
Aujourd'hui, je ne t'aime plus.
À demain, bisous,
Oscar.
Cher Dieu,
Merci d'être venu.
T'as choisi pile ton moment parce que j'allais pas bien. Peut-être aussi que tu étais vexé à cause de ma lettre d'hier...
Quand je me suis réveillé, j'ai songé que j'avais quatre-vingt-dix ans et j'ai tourné la tête vers la fenêtre pour regarder la neige.
Et là, j'ai deviné que tu venais. C'était le matin. J'étais seul sur la Terre. Il était tellement tôt que les oiseaux dormaient encore, que même l'infirmière de nuit, Madame Ducru, avait dû piquer un roupillon, et toi tu essayais de fabriquer l'aube. Tu avais du mal mais tu insistais. Le ciel pâlissait. Tu gonflais les airs de blanc, de gris, de bleu, tu repoussais la nuit, tu ravivais le monde. Tu n'arrêtais pas. C'est là que j'ai compris la différence entre toi et nous : tu es le mec infatigable ! Celui qui ne se lasse pas. Toujours au travail. Et voilà du jour ! Et voilà de la nuit! Et voilà le printemps! Et voilà l'hiver! Et voilà Peggy Blue ! Et voilà Oscar ! Et voilà Mamie-Rose ! Quelle santé !
J'ai compris que tu étais là. Que tu me disais ton secret : regarde chaque jour le monde comme si c'était la première fois.
Alors j'ai suivi ton conseil et je me suis appliqué. La première fois. Je contemplais la lumière, les couleurs, les arbres, les oiseaux, les animaux. Je sentais l'air passer dans mes narines et me faire respirer. J'entendais les voix qui montaient dans le couloir comme dans la voûte d'une cathédrale. Je me trouvais vivant. Je frissonnais de pure joie. Le bonheur d'exister. J'étais émerveillé.
Merci, Dieu, d'avoir fait ça pour moi. J'avais l'impression que tu me prenais par la main et que tu m'emmenais au cœur du mystère contempler le mystère. Merci.
À demain, bisous,
Oscar.
P.-S. Mon vœu : est-ce que tu peux refaire le coup de la première fois à mes parents ? Mamie-Rose je crois qu'elle connaît déjà. Et puis Peggy, aussi, si tu as le temps...
Cher Dieu,
Aujourd'hui j'ai cent ans. Comme Mamie-Rose. je dors beaucoup mais je me sens bien. J'ai essayé d'expliquer à mes parents que la vie, c'était un drôle de cadeau. Au départ, on le surestime, ce cadeau : on croit avoir reçu la vie éternelle. Après, on le sous-estime, on le trouve pourri, trop court, on serait presque prêt à le jeter. Enfin, on se rend compte que ce n'était pas un cadeau, mais juste un prêt. Alors on essaie de le mériter. Moi qui ai cent ans, je sais de quoi je parle. Plus on vieillit, plus faut faire preuve de goût pour apprécier la vie. On doit devenir raffiné, artiste. N'importe quel crétin peut jouir de la vie à dix ou à vingt ans, mais à cent, quand on ne peut plus bouger, faut user de son intelligence. Je ne sais pas si je les ai bien convaincus. Visite-les. Finis le travail. Moi je fatigue un peu.
À demain, bisous,
Oscar.
Cher Dieu,
Cent dix ans. Ça fait beaucoup. Je crois que je commence à mourir.
Oscar.
Cher Dieu,
Le petit garçon est mort.
Je serai toujours dame rose mais je ne serai plus Mamie-Rose. Je ne l'étais que pour Oscar.
Il s'est éteint ce matin, pendant la demi-heure où ses parents et moi nous sommes allés prendre un café. Il a fait ça sans nous. Je pense qu'il a attendu ce moment-là pour nous épargner. Comme s'il voulait nous éviter la violence de le voir disparaître. C'était lui, en fait, qui veillait sur nous.
J'ai le cœur gros, j'ai le cœur lourd, Oscar y habite et je ne peux pas le chasser. Il faut que je garde encore mes larmes pour moi, jusqu'à ce soir, parce que je ne veux pas comparer ma peine à celle, insurmontable, de ses parents.
Merci de m'avoir fait connaître Oscar. Grâce à lui, j'étais drôle, j'inventais des légendes, je m'y connaissais même en catch. Grâce à lui, j'ai ri et j'ai connu la joie. Il m'a aidée à croire en toi. Je suis pleine d'amour, ça me brûle, il m'en a tant donné que j'en ai pour toutes les années à venir.
P.-S. Les trois derniers jours, Oscar avait posé une pancarte sur sa table de chevet. Je crois que cela te concerne. Il y avait écrit : « Seul Dieu a le droit de me réveiller. »
À bientôt,
Mamie-Rose.
FIN
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