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OSCAR ET LA DAME ROSE DE Eric-Emmanuel Schmitt-7ème partie

 

 

 

 

Cher Dieu,

 

 

Ce matin, à huit heures, j'ai dit à Peggy Blue que je l'aimais, que je n'aimais qu'elle et que je pouvais pas concevoir ma vie sans elle. Elle s'est mise à pleurer, elle m'a avoué que je la délivrais d'un gros chagrin parce qu'elle aussi elle n'aimait que moi et qu'elle ne trouverait jamais personne d'autre, surtout maintenant qu'elle était rose.

 

Alors, c'est curieux, on s'est retrouvés tous les deux à sangloter mais c'était très agréable. C'est chouette, la vie de couple. Surtout après la cinquantaine quand on a traversé des épreuves.

 

Sur le coup des dix heures, je me suis vraiment rendu compte que c'était Noël, que je ne pourrais pas rester avec Peggy parce que sa famille - frères, oncles, neveux, cousins - allait débarquer dans sa chambre et que j'allais être obligé de supporter mes parents. Qu'est-ce qu'ils allaient m'offrir encore ? Un puzzle de dix-huit mille pièces ? Des livres en kurde ? Une boîte de modes d'emploi ? Mon portrait du temps que j'étais en bonne santé ? Avec deux crétins pareils, qui ont l'intelligence d'un sac-poubelle, il y avait de la menace à l'horizon, je pouvais tout craindre, il n'y avait qu'une seule certitude, c'était que j'allais passer une journée à la con.

 

Je me suis décidé très vite et j'ai organisé ma fugue. Un peu de troc : mes jouets à Einstein, mon duvet à Bacon et mes bonbons à Pop Corn. Un peu d'observation : Mamie-Rose passait toujours par le vestiaire avant de partir. Un peu de prévision : mes parents n'arriveraient pas avant midi. Tout s'est bien passé : à onze heures trente, Mamie-Rose m'a embrassé en me souhaitant une bonne journée de Noël avec mes parents puis a disparu à l'étage des vestiaires. J'ai sifflé. Pop Corn, Einstein et » Bacon m'ont habillé très vite, m'ont descendu en me soulevant et m'ont porté jusqu'à la caisse de Mamie-Rose, une voiture qui doit dater d'avant l'automobile. Pop Corn, qui est très doué pour ouvrir les serrures parce qu'il a eu la chance d'être élevé dans une cité défavorisée, a crocheté la porte de derrière et ils m'ont jeté sur le sol entre la banquette de devant et la banquette de derrière. Puis ils sont retournés, ni vu ni connu, au bâtiment.

 

Mamie-Rose, au bout d'un bon bout de temps, est montée dans sa voiture, elle l'a fait crachoter dix à quinze fois avant de « la faire démarrer puis on est partis à un train d'enfer. C'est génial, ce genre de voiture d'avant l'automobile, ça fait tellement de boucan qu'on a l'impression d'aller très vite et ça secoue autant qu'à la fête foraine.

 

Le problème, c'est que Mamie-Rose, elle avait dû apprendre à conduire avec un ami cascadeur : elle ne respectait ni les feux ni les trottoirs ni les ronds-points si bien que, de temps en temps, la voiture décollait. Ça a pas mal chahuté dans la carlingue, elle a beaucoup klaxonné, et, question vocabulaire aussi, c'était enrichissant : elle balançait toutes sortes de mots terribles pour insulter les ennemis qui se mettaient en travers de son chemin et je me suis dit encore une fois que, décidément, le catch, c'était une bonne école pour la vie.

 

J'avais prévu, à l'arrivée, de bondir et de faire : «Coucou, Mamie-Rose » mais ça a duré tellement longtemps, la course d'obstacles pour arriver chez elle, que j'ai dû m'endormir.

 

 

Toujours est-il qu'à mon réveil, il faisait noir, il faisait froid, silence, et je me retrouvais seul couché sur un tapis humide. C'est là que j'ai pensé, pour la première fois, que j'avais peut-être fait une bêtise.

Je suis sorti de la voiture et il s'est mis à neiger. Pourtant c'était beaucoup moins agréable que «La Valse des flocons » dans Casse-Noisette.

 

 J'avais les dents qui sautaient toutes seules.

J'ai vu une grande maison allumée. J'ai marché. J'avais du mal. J'ai dû faire un tel saut pour atteindre la sonnette que je me suis effondré sur le paillasson.

 

C'est là que Mamie-Rose m'a trouvé.

- Mais... mais..., qu'elle a commencé à dire.

 

Puis elle s'est penchée vers moi et a murmuré :

-        Mon chéri.

 

Alors, j'ai pensé que j'avais peut-être pas fait une bêtise.

 

Elle m'a porté dans son salon, où elle avait dressé un grand arbre de Noël qui clignait des yeux. J'étais étonné de voir comme c'était beau, chez Mamie-Rose. Elle m'a réchauffé auprès du feu et on a bu un grand chocolat. Je me doutais qu'elle voulait d'abord s'assurer que j'allais bien avant de m'en-gueuler. Moi, du coup, je prenais tout mon temps pour me remettre, j'avais pas de mal à y arriver d'ailleurs parce que, en ce moment, je suis vraiment fatigué.

 

-     Tout le monde te cherche à l'hôpital, Oscar. C'est le branle-bas de combat. Tes parents sont désespérés. Ils ont prévenu la police.

-     Ça m'étonne pas d'eux. S'ils sont assez bêtes pour croire que je vais les aimer quand j'aurai les menottes...

-     Qu'est-ce que tu leur reproches ?

-     Ils ont peur de moi. Ils n'osent pas me parler. Et moins ils osent, plus j'ai l'impression d'être un monstre. Pourquoi est-ce que je les terrorise ? Je suis si moche que ça ? Je pue ? Je suis devenu idiot sans m'en rendre compte ?

-     Ils n'ont pas peur de toi, Oscar. Ils ont peur de la maladie.

-     Ma maladie, ça fait partie de moi. Ils n'ont pas à se comporter différemment parce que je suis malade. Ou alors ils ne peuvent aimer qu'un Oscar en bonne santé ?

-     Ils t'aiment, Oscar. Ils me l'ont dit.

-     Vous leur parlez ?

-     Oui. Ils sont très jaloux que nous nous entendions si bien. Non, pas jaloux, tristes. Tristes de ne pas y parvenir aussi.

 

J'ai haussé les épaules mais j'étais déjà un peu moins en colère. Mamie-Rose m'a fait un deuxième chocolat chaud.

 

-     Tu sais, Oscar. Tu vas mourir, un jour. Mais tes parents, ils vont mourir aussi.

 

J'étais étonné par ce qu'elle me disait. Je n'y avais jamais pensé.

 

-     Oui. Ils vont mourir aussi. Tout seuls. Et avec le remords terrible de n'avoir pas pu se réconcilier avec leur seul enfant, un Oscar qu'ils adoraient.

-     Dites pas des choses comme ça, Mamie-Rose, ça me fout le cafard.

-     Pense à eux, Oscar. Tu as compris que tu allais mourir parce que tu es un garçon très intelligent. Mais tu n'as pas compris qu'il n'y a pas que toi qui meurs. Tout le monde meurt. Tes parents, un jour. Moi, un jour.

-     Oui. Mais enfin tout de même, je passe devant.

-     C'est vrai. Tu passes devant. Cependant est-ce que, sous prétexte que tu passes devant, tu as tous les droits ? Et le droit d'oublier les autres ?

-     J'ai compris, Mamie-Rose. Appelez-les.

 

Voilà, Dieu, la suite, je te la fais brève parce que j'ai le poignet qui fatigue. Mamie-Rose a prévenu l'hôpital, qui a prévenu mes parents, qui sont venus chez Mamie-Rose et on a tous fêté Noël ensemble.

 

Quand mes parents sont arrivés, je leur ai dit : - Excusez-moi, j'avais oublié que, vous aussi, un jour, vous alliez mourir.

 

Je ne sais pas ce que ça leur a débloqué, cette phrase, mais après, je les ai retrouvés comme avant et on a passé une super soirée de Noël.

Au dessert, Mamie-Rose a voulu regarder à la télévision la messe de minuit et aussi un match de catch qu'elle avait enregistré. Elle dit que ça fait des années qu'elle se garde toujours un match de catch à visionner avant la messe de minuit pour se mettre en jambes, que c'est une habitude, que ça lui ferait bien plaisir. Du coup, on a tous regardé un combat qu'elle avait mis de côté. C'était formidable. Méphista contre Jeanne d'Arc! Maillots de bain et cuissardes ! Des sacrées gaillardes ! comme disait papa qui était tout rouge et qui avait l'air d'aimer ça, le catch. Le nombre de coups qu'elles se sont mis sur la gueule, c'est pas imaginable. Moi, je serais mort cent fois dans un combat pareil. C'est une question d'entraînement, m'a dit Mamie-Rose, les coups sur la gueule, plus t'en prends, plus tu peux en prendre. Faut toujours garder l'espoir. Au fait, c'est Jeanne d'Arc qui a gagné, alors que, vraiment, au début on n'aurait pas cru : ça a dû te faire plaisir.

 

À propos, bon anniversaire, Dieu. Mamie-Rose, qui vient de me coucher dans le lit de son fils aîné qui était vétérinaire au Congo avec les éléphants, m'a suggéré que, comme cadeau d'anniversaire pour toi, c'était très bien, ma réconciliation avec mes parents. Moi, franchement, je trouve ça limite comme cadeau. Mais si Mamie-Rose, qui est une vieille copine à toi, le dit...

 

 

À demain, bisous,

Oscar.

 

 

P.-S. J'oubliais mon vœu : que mes parents restent toujours comme ce soir. Et moi aussi. C'était un chouette Noël, surtout Méphista contre Jeanne d'Arc. Désolé pour ta messe, j'ai décroché avant.

 

 





13/06/2012
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