le coin lecture - chienne de vie - 4eme partie
Chaussettes bios
Régulièrement, les filles viennent et jouent au tarot dans la fumée. Parfois,
elles font un Monopoly. Les fortunes changent de main : on construit, vend,
propose sa montre pour payer les loyers exorbitants. Un mode de jeu open,
comme aime à la dire Juliette.
Enfin, Elle reprend le dessus, tente de reprendre des forces. Les magazines à
thèmes ont même disparu. Pour autant, la vie ne se fait qu’au quotidien, sans
projets.
Un soir de tarot, voici qu’elles arrivent à quatre et le quatrième, que je ne
vois pas, porte des chaussettes dans de vagues chaussures marron.
Je suis parcourue d’un frisson…
J’entends que c’est un collègue de Lucie. C’est ainsi que je vois Chaussettes
bios entrer dans notre vie.
L’écologie s’ouvre à nous...
J’adore aller au marché avec Elle car souvent, tout est à portée de truffe.
J’aime l’odeur des fruits, la senteur des fleurs de jardin que vendent des
grands-mères ridées comme leurs pommes. Le seul marchand que je déteste,
c’est celui qui vend des trucs de la mer, car il y a toujours par terre une
chose blanche et froide qui me glace les pattes !
Enfin, c’était avant Chaussettes bios. Avant, Elle et moi avions notre bou-
cher, notre marchand de légumes et notre boulanger. Mais à présent, tout
ceci est fini.
Maintenant, nous n’achetons que des produits sans engrais, pesticides et
phosphates ! Il nous faut tourner et tourner encore dans ce satané marché
afin de trouver les vrais, les seuls et nous assurer qu’ils sont réellement bio.
Elle ne s’habille plus qu’en laine vierge, en pur coton ou pire, en tissé main
non traité.
J’ai de suite compris que ce Chaussettes-là était différent. Et ce, dès le
premier matin, lors du test nº 2 : le reniflement du bas de pantalon. Ça sen-
tait l’herbe, la terre et les feuilles mortes.
Désormais, les passages dans la salle de bain se font à la vitesse de l’éclair !
Il faut faire simple et naturel. Mais cela n’empêche pas la crème au germe
de blé, les savons sans colorants, les huiles essentielles et le khôl marocain.
— Noirette. Aujourd’hui, nous allons arracher du maïs transgénique. C’est
important de penser aux générations futures ! Chaton le dit toujours : « La
planète ne nous appartient pas, elle nous est prêtée. » Sais-tu que les crottes
de pigeon contiennent du mercure ? Peut-être devrais-je ramasser les tiennes
dans le jardin ? Il faudra que je demande à Chaton…
Je l’ai, mon bandana indien. Par contre, elle m’a fait tondre à ras pour faire
plus « nature ». Je comprends pour la planète, la pollution et tout ça. Mais
pourquoi avoir attendu ce Chaussettes bios pour trier les déchets ?
Plus tard dans la soirée, je la vois rentrer crottée comme un chien de chasse ;
couverte de bleus provoqués par les coups des agriculteurs propriétaires des
champs saccagés. Vaut-il vraiment tout cela, ce Chaussettes bios ? Que lui
donne-t-il de si précieux en échange pour qu’elle aille jusqu’à se prendre des
coups ?
Les jours passent et les choses empirent.
Aujourd’hui, sous prétexte de m’aérer, elle m’a traîné à une manif pour
l’abolition des couches-culottes. Moi, un chien ! Chaussettes bios ne cesse
de lui répéter que cela génère des tonnes de déchets indestructibles. Du
coup, elle a adopté le concept.
— Tu comprends, Noirette, Il faut mettre les enfants sur des pots, même très
petits. Chaton dit que les parents ne se rendent pas compte… C’est fou ce
que ça gratte la peau, ce pull en laine non traitée… Ça t’a plu, la manif ?
Tu parles si ça m’a plu. J’ai failli me faire piétiner à deux reprises ! Heureu-
sement, faute de participants, la marche a été écourtée.
Mais cela ne s’arrête pas là, car désormais, je suis également au régime :
croquette bio. Je déteste ça, tout comme mes intestins.
— Qu’est-ce que tu as Noirette, à vouloir sortir dans le jardin aussi souvent
? Prendrais-tu goût à la nature et à ses bienfaits ?
Mais oui, bien sûr...
Les veilles de manif sont horribles. Nous passons le samedi dans un hangar
où Elle prépare des banderoles. L’odeur de la peinture me rend malade.
— Chaton dit que tu manges trop. La preuve, tu n’arrêtes pas de vomir.
Un matin, mes yeux se mettent à gonfler et à pleurer. Ça me brûle horrible-
ment et Elle doit m’amener en urgence chez le vétérinaire : je fais une aller-
gie.
La vie d’une chienne n’est pas de tout repos ! J’ai failli mourir décapitée par
le sportif, on m’a obligé à me produire dans des défilés avec le chicos, on a
manqué de m’écraser, de me piétiner et voilà qu’à présent, on veut
m'asphyxier ! Ils appellent ça, les dommages collatéraux…
Si encore Elle avait l’air heureuse... Mais même pas. Le soir, je vois ses
yeux cernés par la fatigue de la journée. Une journée loin d’être terminée,
car il y a meeting des Verts. Au début, j’ai cru qu’il parlait de margaritas.
J’étais heureuse, me disant qu’au moins, elle allait s’amuser. Mais en la
voyant rentrer fourbue et éteinte, je comprends que ce n’est pas du tout de
ces verres-là que parle Chaussettes bios. Elle s’endort tout habillée sur le
canapé et lui, il ne voit rien. Il ne voit jamais rien. Par contre, il est toujours
prêt à défiler, à arracher, batailler et occuper des sites. Lui qui n’a soi-disant
plus le temps de travailler à cause de ses engagements politiques et de
l’organisation des actions. Le malin a lâché son job après avoir négocié son
licenciement. Merci les Assedic ! Merci l’excuse bidon.
Le trio des copines a bien fait quelques manifs, histoire de voir le potentiel
de la chose. Mais rapidement, elles ont décrété les types trop baba cool et
débraillés. Sans compter que la plupart sont fauchés. Et pour la première
fois dans l’existence des Chaussettes, une sorte de résistance s’organise.
Dès qu’il n’est pas là, elle mange comme avant, gardant les céréales et le
tofu pour leurs diners ennuyeux. Elle abandonne la laine qui gratte pour son
bon vieux peignoir en polyester, ce qui n’augure rien de bon.
Je n’aime pas son regard triste. Alors que je me blottis près d’elle, Elle me
caresse, mais est ailleurs. Souvent, je la vois regarder la TV, l’air vague…
Globalement, je n’aime pas la télévision. Sauf 30 millions d’amis qui me
réconcilie avec les humains. Il y a trop de choses horribles à la TV. Savez-
vous que j’y ai vu des cousins à moi sauter dans des cercles en feu, danser
en se dressant sur leurs pattes arrière avec des jupes ridicules ou encore
monter des escaliers sur les pattes avant ? Les gens applaudissent et l’autre,
celui avec la badine, qui se pavane…
Mais il y a plus affreux ! Ces émissions avec du sang, des gens qui pleurent,
les bombes et des enfants qui ont faim. Quel plaisir un humain peut-il pren-
dre à regarder ses congénères souffrir alors qu’il se trouve douillettement
installé dans son canapé ? Pourquoi mettre de telles choses dans cette boîte ?
C’est ainsi que vous vous détendez après une rude journée de travail ? Je ne
suis peut-être qu’une chienne, mais tout cela me répugne.
Ce soir, c’est reportage sur la Chine. On y voit les monuments, les paysages
et la culture. C’est très beau. Mais tout à coup, une vision d’apocalypse : on
nous montre un élevage de chiens destinés à être mangés ! Ils sont là, serrés
dans des cages sales, les yeux fous… La S.P.A., c’est le grand luxe à côté.
Pendant le reportage, Elle n’a fait que pleurer mais n’a pas éteint la TV pour
autant. Quelle soirée horrible ! Je suis partie avant la fin me cacher sous le
lit, je n’en pouvais plus. Depuis, j’ai toujours peur que les Chinois nous
envahissent…
Ce soir-là, Elle s’est couchée en reniflant, les yeux gonflés et rouges.
— Viens, Noirette. Viens ma belle. Tu ne sais pas la chance que tu as. Les
humains peuvent être si cruels !
Ils le sont avec les chiens, mais aussi entre eux. Pourtant, cela ne la fait pas
pleurer normalement. Les humains sont-ils blasés des guerres et des ca-
davres ? Tout cela se passe si loin...
Et pour la première fois, j’ai dormi contre son dos. Étendue de tout mon
long, j’ai goûté sa tiédeur, son odeur. Nous en avions besoin toutes les deux.
Cela doit ressembler à ça, le paradis des chiens : partager le sommeil et
l’abandon de celle que l’on aime, couchée dans la chaleur de ses reins, loin
du bruit et de la violence.
Qu’est-ce que je peux l’aimer !
Aujourd’hui, Chaussettes bios a fait une erreur fatale. Il a triché au Mono-
poly ! Je ne pense pas que ce soit la première fois. Juliette le piste depuis un
moment déjà. Et là, paf, découvert ! Il a beau avancer des arguments bidon,
il est coincé. Comme quoi, on peut vouloir sauver la planète et se conduire
comme un faux jeton…
Elle ne veut pas y croire, je le vois dans ses yeux. C’est dur d’admettre que
Chaton a essayé de les rouler.
— C’est sûrement une erreur ; bredouille-t-elle.
Le regard de Juliette la stoppe net. Le plus drôle, c’est qu’il nie en bloc et
s’énerve. Il se dit espionné et surveillé, qu’on ne lui fait pas confiance. Mais
la cerise sur le gâteau vient lorsqu’il les accuse de n’être qu’une bande de
pétasses… J’ignore ce qu’est une pétasse, mais ça ne doit pas être un truc
beau à voir.
Pour Elle, le choix est simple. Soutenir Chaton et renier dix ans de franche
amitié ; ou elle peut renvoyer Chaussettes bios à ses champs de maïs.
Je la vois se lever, royale.
— Rentre chez toi, sale tricheur. Retourne à tes manifs de vieux écolos
rassis et fainéants. Tu n’es qu’un ramolli du bulbe ! Et en partant, emporte
tes croquettes bio qui font vomir Noirette.
— Tu peux même les manger ; lance Lucie.
— T’as le bonjour des pétasses ; rajoute Monique.
Il s’en va, sans se retourner. J’entends la porte claquer, je ne peux me retenir
de zébulonner comme une folle. Mon euphorie retombée, je me tourne vers
Elle, inquiète du contrecoup. Et là, je la vois rire. Oui, elle rit !
— J’ai rompu… Pour une fois, c’est moi qui ai rompu.
Ses mots sonnent comme une victoire.
La suite fut épique.
— Ramolli du bulbe de tulipe ; reprend Monique.
— Ou de jacinthe ; renchérit Lucie.
Toutes laissent éclater leur fou rire. Quelle soirée ! Enfin, j’assiste à une
rupture joyeuse.
— Allez les filles. On vide le lait de chèvre dans l’évier et margaritas pour
tout le monde !
Chaussettes bios KO, je me doute que le soir venu, lorsque le trio sera parti
et qu’elle se retrouvera seule dans le lit, Elle réalisera vraiment. Plus per-
sonne ne sera là pour lui dire : « Tu as bien fait, ce type ne valait rien », «
Franchement, on se demandait ce que tu lui trouvais… »
Lorsque ce moment arrive enfin, je me couche sur ses pieds. Rampant dou-
cement et me faisant petite, je remonte jusqu’à sa poitrine.
Le sommeil ne vient pas et je la retrouve assise dans le lit, le dos calé contre
ses oreillers à fleurs assortis à la couette. Le chant d’un merle entre par la
fenêtre ouverte et l’on entend le vent secouer le gros prunus du jardin.
— Et toi, Noirette. Tu penses comme elles ? Que je me suis encore plantée ;
qu’il était comme les autres ?
J’attends les inévitables larmes qui ne viennent pas. Je sens sa colère. Pas
contre les Chaussettes, mais contre elle-même. Elle enrage contre ses er-
reurs, sa faiblesse et cette façon qu’elle a de se perdre en eux, d’oublier ses
désirs, ses rêves et ses convictions pour devenir ce qu’ils voudraient qu’elle
soit.
Aucun n’a jamais pris le temps de l’approcher, de la conquérir ; ni même
cherché à la connaître.
— Noirette, je vais te confier un secret. Si tu le répètes à qui que ce soit...
D’abord, je jurerai que je ne l’ai pas dit. Ensuite, je t’abandonne dans une
corbeille devant la porte de l’église.
C’est mieux que d’être mangée par les Chinois, mais quand même.
— Viens là, ma belle. Là. Colle-toi contre moi. Le dire à voix haute
m’effraie, même à toi. Allez, je me lance. Noirette, j’ai peur de la solitude,
peur de finir mes jours toute seule. Je serais avec toi, bien sûr, mais quand
même seule. Ça y est, je l’ai dit ! Je t’assure, cela me terrorise. N’avoir
personne avec qui partager des moments de complicité, de tendresse et de
joie. Mais aussi parler de mes peurs, de mes angoisses… Avoir une oreille
attentive, un soutien, une aide, une épaule sur laquelle se reposer lorsque la
vie devient trop lourde. Avoir deux bras qui t’entourent… Rentrer le soir et
trouver celui qu’on aime, à qui on a pensé dans la journée. Faire des pro-
jets… Je sais, tu es là et aucun ne sautera aussi haut que toi dans le couloir,
mais ce n’est pas suffisant pour combler le vide et le silence.
Bien sûr que je comprends, moi qui passe toute la journée à l’attendre sans
savoir vraiment si Elle rentrera. Je dors, je tourne un peu dans les pièces, je
grignote quelques croquettes. Mais je ne suis vraiment vivante qu’à l’instant
où j’entends le bruit de sa voiture.
Je connais la solitude, j’ai vécu avec à la S.P.A.. J’ai eu le temps pour pen-
ser qu’un jour, peut-être, ce grand type à lunettes et à la sacoche me sortirait
de ma cage. Comme les autres, ceux qui ne sont pas revenus…
Alors oui, je connais cette solitude. Lorsque je voyais partir l’un de mes
voisins canins avec ces gens qui semblaient tellement heureux, cela faisait si
mal de ne pas avoir été choisie...
— Et puis, Noirette, il y a le fait de vieillir. Voir son corps et ses muscles
devenir flasques, son visage se rider et ne rien pouvoir faire. Se dire que
plus le temps passe et moins on ne pourra plaire. Rencontrer le bon…
Ça y est, le revoilà encore celui-là.
— Être seule et vieillir. Mais en même temps, sentir à l’intérieur toute cette
force et ces envies. Moi qui déborde de rêves fous et d’amour dont pourtant
personne ne veut. Je ne veux pas être comme ces femmes que la cinquan-
taine rend aigries, envieuses du bonheur des autres. Celles qui n’aiment rien
et surtout pas ce qu’elles sont devenues, qui s’enferment dans une bulle, ne
savent pas garder leurs yeux et leur cœur ouverts sur la vie. La vraie, celle
qui écorche et fait mal, mais aussi celle qui enthousiasme, nous garde vi-
vants et chauds dedans… Allez ma belle. Il faut dormir, tout ça m’a épuisée.
Cela m’a fait du bien de parler à voix haute. Demain sera un autre jour. Et
qui sait ?
Elle se lève, ferme les volets verts et la fenêtre, puis se recouche. Enfin, se
roule plutôt… Tous les soirs, c’est le même rituel. Elle descend les deux
oreillers dans le bas du lit, se roule dans la couette et dort en travers, dans la
largeur. Du coup, j’hérite du reste pour allonger mes 3,5 kg et poser ma tête
sur ses pieds.
Jamais je ne comprendrai comment un corps aussi menu que le sien peut
émettre la nuit des ronflements aussi sonores. Comme lui disait avec beau-
coup d’élégance Chaussettes bios :
— J’ai l’impression de coucher à côté d’un tracteur.
À quoi elle répondait :
— C’est ce qui fait mon charme.
Je l’adore.
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