animaux, humour,histoire,mystique,poèmes,contes,bric à brac

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le coin lecture - chienne de vie - 3eme partie

 

 


 

Chaussettes chics

 

 

Le temps passe et l’atmosphère change. Je le vois à sa façon de se tapoter le

ventre, de regarder ses jambes dans la glace ainsi qu’à sa manière de se

frotter le coin des yeux, juste sur les rides…

C’est un peu comme au printemps dans le jardin. On sent qu’après avoir

longuement frémi, une explosion de vie se prépare. Dans mon coin à pipi,

les premières pâquerettes apparaissent avec ces fleurs bleues qui sentent si

bon tandis que les feuilles des tulipes et autres narcisses sortent dans mon

coin à crottes, comme elle dit. Son printemps arrive également.

 

Petit à petit, Elle a recommencé à sortir. Doucement, par étapes, comme un

malade en convalescence. Ce fut d’abord un vernissage, une soirée poésie,

suivie d’une visite de musée et d’une vente aux enchères. Puis Elle s’est

enfoncée dans la nuit, dans cet autre territoire que sont les boîtes fréquentées

par ses copines.

 

C’est drôle de voir comme elles sont différentes dans ces moments-là, juste

avant le saut dans l’inconnu nocturne. Toutes les trois arrivent à la maison,

excitées comme des puces.

— J’ai acheté une nouvelle jupe ! Cette fois, je l’ai prise carrément plus

courte.

Ça, c’est Juliette. Son principe est le suivant : montrer tous ses atouts.

— Mon coiffeur m’a fait des mèches ! Franchement, pour 86 euros, je ne

sais pas si le résultat vaut ce prix.

Là, c’est Monique. Avec elle, c’est : acheter sans trop dépenser. À l’écouter,

tout est beaucoup trop cher.

— J’ai remis ma robe noire. Après tout…

Et voici Lucie. La discrète, mais opiniâtre Lucie.

 

Le ton monte. Elles se passent en revue, ajustent leur maquillage. On croi-

rait une ruche. Et voilà ! Oubliées les déceptions et les expériences ratées.

En avant pour de nouveaux Chéri, Chaton et Mamour. Les voici parties vers

de nouvelles aventures.

— À tout à l’heure, Noirette. Allez les filles, en voiture. La nuit est à nous !

Célibataires, nous voilà !

 

Le retour est souvent moins glorieux et enthousiaste. Tout cela est bien

compliqué, même pour moi.

 

Il paraît que si on couche le premier soir, on passe pour une salope. Mais si

on ne couche pas, on risque de ne plus le revoir et de passer pour une mijau-

rée. C’est un peu comme aller à la pêche, mais rentrer sans poisson parce

qu’on a remis à l’eau ceux que l’on a attrapés !

 

À la maison, il n’y a plus de soirs sans poisson que pour moi, de nuits seule

sur mon coussin. C’est peut-être égoïste, mais tant mieux. J’adore me cou-

cher sur ses pieds dans son lit !

 

Et puis un soir, la pêche fut bonne. Chaussettes chics arriva. Vous savez,

celui qui n’aime pas les poils de chien sur son fichu alpaga…

 

En général, je ne les vois que le matin lors du petit déjeuner. Quand je les

entends rentrer, je reste discrète et fais celle qui dort. Mais le petit déjeuner,

c’est le test, le vrai. Histoire de montrer que j’existe et que j’étais là bien

avant lui, je viens faire la fête.

 

La fête consiste en une sorte d’exercice acrobatique constitué de sauts du

style de Zébulon. Ceux-ci sont d’abord pour Elle car ils signifient : «

Prends-moi et fais-moi un câlin, que tu m’as manqué. » Ensuite vient le tour

de Chaussettes pour jauger son comportement.

 

Le temps passant, j’ai pu observer plusieurs styles. Cela va de la caresse

rapide, pour se donner un genre « j’aime les chiens », aux dix minutes

d’attention forcée et d’attitude gaga avec le sempiternel « elle est où, la

baballe ? ». Une attitude hautement hypocrite que je préfère à l’extase stu-

pide et primaire du « quel magnifique chien de race ! » ; signe mal habile de

reconnaissance pour la nuit passée avec la propriétaire…

 

Je ne me lasse jamais de l’air idiot du vil flatteur lorsqu'Elle lui dit : « C’est

une chienne… »

 

Dès le début, Chaussettes chics se l’est jouée vraiment chic. À répéter que je

n’étais pas toilettée selon les codes liés à ma race, que les poils de mes

oreilles devaient être longs et retenus par un ruban. Que les poils se devaient

d’être plus fournis aux pattes et coupés carré sur la tête. Ma queue, quant à

elle, devait être épaisse et tondue en boule. Ma queue, tondue en boule !

Alors lui, autant dire qu’il a pris un mauvais départ. Qu'est-ce qu’il croyait ?

Que j’allais développer des complexes ? Des rubans aux oreilles, non mais

des fois… Nous ne sommes pas du genre à fréquenter les merceries, Ma-

mour ! Ah oui, c’était un Mamour… Encore un.

 

Autre test. Les vêtements dans la chambre.

 

Avec Chaussettes chics ce fut de suite le contraire de Chaussettes de sport

qui jetait jogging et T-shirt n’importe où avant, je suppose, de sauter dans le

lit après un double salto arrière. Là, tout est bien plié sur le portant. Ses

chaussettes en soie – eh oui, on est classieux ou on ne l’est pas – sont cons-

ciencieusement posées sur des mocassins à glands brillants de cirage.

 

Lorsque je renifle le bas de son pantalon : ça sent la marque et le fait sur

mesure. Sa chemise brodée à ses initiales empeste une odeur de mer. Un peu

comme les jours de marée basse, quand Elle me promène sur la falaise.

— Tu sens, Noirette ? Ça sent l’iode. Respire, ma belle ! me répète-t-elle

souvent.

Mais là, ça sent vraiment fort !

 

Nouvelle Chaussettes, nouvelle époque.

 

Je l’ai finalement eu, mon toilettage chicos ! Avec les poils en touffes aux

pattes, cette queue ridicule et surtout, la honte, ce foutu ruban aux oreilles.

Durant toute la séance, je n’ai cessé de prier le Dieu des chiens : « S’il vous

plait, pitié. Pas de rose ou de couleur de chochotte ! » Résultat : j’ai hérité

d’une sorte d’écossais classique. Quelle misère ! Mais le plus saugrenu

arriva avec le collier en strass et la laisse assortie. Je stresse à l’idée d’être

exhibée avec un tel attirail.

 

Quant à Elle...                             

 

C’est pire encore. Avec Mamour, c’en est fini de la bière.

Place à présent aux coupes de champagne, boissons « on the rocks » et

cocktails. Elle a même cessé de fumer ses Gauloises pour des blondes amé-

ricaines. Le changement est radical. Garde-robe, coiffure, maquillage...

Véritable caricature de chien, je les accompagne la mort dans l’âme quand

ils font terrasse au Blue Lagoon, un bar branché sur le port. J’y retrouve

d’autres enrubannés, tout aussi toilettés, parfumés et exhibés. Et tous, nous

regardons passer avec envie des clébards en bandana ; envions leur poil

rebelle…

 

Jamais Elle n’a passé autant de temps dans la salle de bains. Les flacons de

parfum de créateurs côtoient les bijoux de luxe, les derniers fards à la mode

et les crèmes de laboratoires au top de la phyto…

— Regarde, Noirette. Hier, j’ai acheté ces magnifiques escarpins. Ce sera

parfait avec mon fourreau noir. Pour les oreilles, pendants ou perles ?

Perles, ce serait mieux. Mamour les a choisies pour moi. Il a tellement de

goût ! Il le dit lui-même. Avant qu’il n’arrive, je n’avais aucune classe. Il a

raison, je ne savais pas me mettre en valeur. Tu n’imagines pas le nombre de

gens intéressants qu’il me fait rencontrer. Culturellement, quel apport ! Je

sais, je ne vois plus beaucoup mes copines. Mais nos univers sont devenus

tellement différents. Elles ne seraient pas à l’aise… De toute manière, elles

ne comprennent pas ma transformation. Et puis Mamour ne les apprécie pas

beaucoup. Il les trouve... Comment dit-il ? Ah oui : « trop ordinaires… » Ce

soir, nous nous rendons à un concert de musique sérielle. Allez, un dernier

petit nuage de Dior…

 

Pourquoi ai-je l’impression que tout cela n’est que de la poudre aux yeux ?

Elle semble constamment en représentation, comme moi avec ma panoplie

strass et rubans. Mais après tout, que vaut l’opinion du chien de salon que je

suis devenue ? J’en arrive à regretter Chaussettes de sport et nos courses sur

les chemins de terre, poils au vent dans la fraicheur du matin, mes sauts

dans les flaques, mes pattes crottées…

 

De cette gravure de mode, je ne reconnais plus celle qui trouait le tapis avec

ses Gauloises et m’appelait en disant : « Allez Noirette, on sort ! Il n’y a

plus de bières. Après, on va se mater le dernier Bruce Willis sans mec pour

nous faire une scène de jalousie. »

 

Ah, ce Bruce Willis. Je l’appelle Chaussettes de charme. Quelle classe, quel

bel homme ! Il ferait un si beau chien...

 

Les jours passent et les visites de Chaussettes chics commencent à s’espacer

; remplacées par des coups de fil excusant des absences de dernière minute.

Étrangement, il est toujours pris par des imprévus. Chaque fois, ce sont les

larmes... Je la regarde s’éteindre et déses-pérer. Je déteste la voir culpabili-

ser, car bien sûr, c’est toujours de sa faute à Elle !

— Qu’est ce que j’ai encore fait, Noirette ? Je sais que j’ai eu tort de

m’emporter lors de ce dîner chez ses amis avocats, il y a quinze jours. C’est

vrai. Mais je m’ennuyais ferme. La cuisine était insipide et l’appartement,

tout en métal et en verre, bien trop tape à l’œil. Même la chaise me tuait les

fesses… Lorsqu’ils ont abordé le problème du chômage et des demandeurs

d’asile, je me suis dit qu’enfin nous allions parler de choses intéressantes.

Le mépris, Noirette. Le mépris et le racisme. C’est tout ce que j’ai entendu.

Le fric ne permet pas tout ! J’ai eu honte pour eux et pour moi qui partageais

leur table. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais je n’ai pas pu m’en empêcher.

Les vannes se sont ouvertes et je me suis lâchée ! J’ai dit exactement ce que

je pensais de leur comportement, de leurs idées dangereuses et de leur inap-

titude à être humains. C’est alors que Mamour a prétexté un rendez-vous

très tôt le lendemain. Inutile de raconter comment s’est passé le retour en

voiture. Je me suis pourtant excusée. Mais visiblement, cela n’a pas suffi. Si

tu savais comme je m’en veux !

 

Les pleurs et les remords n’y changent rien et les espaces entre les coups de

fil deviennent des gouffres. Chaussettes chics est sorti de notre vie.

 

Le temps passe, rythmé par ses horaires de travail, nos promenades sur la

falaise et bien entendu, les câlins sur le canapé. Nicolas Cage remplace

Bruce Willis. Au moins, ces ruptures-là ne font pas de dégâts.

 



18/06/2012
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