coin lecture - chienne de vie - 5ème partie
INTERLUDE
Elle change, redevient Elle. Mais par vagues, seulement.
Parfois, Elle reste en jogging tout le week-end, les cheveux en bataille ou au
contraire, se maquille. Elle enfile un jean et nous allons boire une bière en
terrasse au bistrot du port. C’en est fini des rubans et des strass. Je retrouve
mon bon vieux collier.
Elle passe une période de solitude totale, ce qui est assez difficile. Ses co-
pines boudent d’avoir été aussi facilement évincées.
Elles l’appellent à plusieurs reprises, lui répétant que c’est mieux ainsi et
que ce type n’était pas pour elle. Voilà bien la dernière chose qu’Elle veut
entendre. Malgré tout, je sens qu’au fond d’elle, Elle sait que c’est vrai.
Je la regarde descendre dans le trou, se faire mille reproches, décrocher le
téléphone pour appeler Chaussettes chics et se raviser au dernier moment
pour l’insulter dans le vide...
Pour moi aussi, ce n’est pas la grande forme. Je me sens inutile et dors mal.
Beaucoup d’humains croient que les chiens dorment comme des cailloux…
Sans rêves. Mais c’est totalement faux ! Nous rêvons et nous faisons même
des cauchemars.
Le pire est celui dans lequel je me trouve à la S.P.A.. Il neige, il fait très
froid et je suis toute seule. Les autres cages sont vides et il n’y a aucun
passage. Je sais que personne ne viendra. Alors, je me jette contre les bar-
reaux de toutes mes forces...
Une fois, je suis même tombée du lit ! Elle a ri comme une malade.
À nouveau, le temps fait son office.
À force de se remettre en question sans comprendre les causes de son mal-
être, on se documente. Puis on finit par faire appel aux spécialistes. Com-
mence alors une période de lecture enrichissante avec des titres tels que : «
La vie à deux ! », « Toutes les clés », « Comment choisir son partenaire », «
Les secrets d’une vie amoureuse épanouie », « Vie de couple ! », « Tous les
trucs »…
Elle lit partout et tout le temps. Elle prend constamment des notes, même
dans les toilettes. Alors que je l’entends commenter, je me dis : pourquoi
pas ? Ça peut aussi servir pour les chiens. En tout cas, ça ne peut pas me
faire de mal !
— Écoute ça, Noirette. « La réalisation de votre Moi profond et son épa-
nouissement passe par les concessions, l’écoute et l’attention que vous
porterez à l’autre, pour créer un échange productif, générateur d’une har-
monie totale. »
Il y a des gens payés pour écrire des trucs pareils ? Sidérant !
Toi, tu comprends ce que ça veut dire ? J’aurais donc plusieurs Moi.
D’accord ! Disons donc : le visible. Mon corps, mon look, mon aspect géné-
ral. Viendrait ensuite : un moyen. Là, il s’agirait de mon comportement
quotidien. De cet ordinaire que composent mes réactions, mes envies, mes
activités et mes compétences au boulot. Enfin, arriverait : le profond. Celui
des peurs, des acquis de l’enfance et de tout ce qui m’a construite. Tu parles
d’un chantier ! Et il faudrait réunir les trois et traverser la vie en souriant ?
Tout ça, sur 12 cm d’escarpins tout en espérant garder à jamais un corps de
déesse et en prenant bien entendu l’air dégagé de celle pour qui c’est normal
! C’est juste mission impossible...
Je ne comprends rien. Moi, quel Moi ? Moi pas de problèmes, même pas
mal... Je ne suis qu’une chienne, je le sais. Je me contente de faire mon petit
bonhomme de chemin en m’adaptant aux situations ; point final. Tous ces
Moi à étages, c’est bon pour les humains. Trop compliqué pour moi !
Toutes ces lectures sont suivies de soirées psycho-sentimentales dépri-
mantes. Je finis par me demander s’il ne serait pas préférable pour Elle de se
mettre à penser comme un animal, sans se remettre en question.
Franchement, rien ne peut justifier une prise de tête pareille. Et Aznavour en
fond sonore n’arrange rien ! Il est assez malsain d’écouter en boucle « C’est
trop triste Venise quand on ne s’aime plus » ou « Hier encore, j’avais 20
ans ! »
Un samedi soir, nous nageons dans un flot intense de réflexions sur « La
relation parents/enfants qui construit l’adulte et ses repères ! », lorsqu’on
sonne à la porte.
Des cris de joie résonnent ! Avec le trio venu pour se réconcilier, c’est le
bonheur qui pénètre dans la maison. Juliette, Monique et Lucie... Elles sont
toutes là, avec tous les ingrédients nécessaires à la confection de margaritas,
deux énormes pizzas et même un jouet musical ! Je suis très touchée
qu’elles ne m’aient pas oubliée. Du coup, me voici zébulonesque à fond.
Jamais mes sauts n’ont atteint cette hauteur ! Je suis partout en même temps.
Je ne l’ai pas vue aussi heureuse depuis longtemps. Elle rit et pleure en
même temps. Et cette fois-ci, j’aime ses larmes.
Par contre, la carotte musicale en plastique orange à 63 ans humains, c’est
un peu limite. Après tout, c’est le geste qui compte. Je la fais couiner deux
ou trois fois, la mordille et vais me coucher avec sur mon coussin.
Je la regarde raconter ses malheurs, le verre à la main en fumant clopes sur
clopes. Je sens qu’elle se libère, car Elle se sait entendue, comprise et aimée
de ces femmes. Elles lui ressemblent.
Elle leur raconte sa déception passée, ses craintes pour l’avenir. Mais aussi
sa peur de ne plus séduire, de vieillir seule. Et puis, il y a le temps qui passe,
ses dégâts. Pire, ses ravages… Elle sort toute sa colère contre la vie, les
hommes qui ne comprennent rien et leur égoïsme.
Son sac vidé, c’est au tour de ses trois sœurs de galère amoureuse. Et le
contenu est identique. Des sentiments gris et ternes.
Sauf pour Lucie qui, dans un moment d’égarement, décrète que c’est décidé,
elle ne veut plus jamais être amoureuse ! Arrive le couplet sur les enfants
qu’elles n’auront jamais, ou qui arriveront trop tard ; lorsqu’elles seront
beaucoup trop vieilles. Résultat, elles seront de mauvaises mères... Tout ceci
vaut bien une nouvelle tournée de margaritas !
Cette histoire d’enfants a un peu plombé l’ambiance. Il semble que l’on
touche un point viscéral. Tout à coup, je les sens plus fragiles et leur dé-
couvre une autre facette. « Épanouissement par la maternité ! Bonheur de
donner la vie, de nourrir au sein et de sentir bouger dans son ventre, la
chair de sa chair… » Leurs visages s’adoucissent et s’éclairent. Elles restent
béates ; plus calme en tout cas. Jusqu’au fatidique :
— Oui, mais pour ça, il faut trouver le bon !
e revoilà celui-là ! Le Bon… Les Le Bon sont-il les seuls à pouvoir faire
des enfants ? Est-ce pour cette raison qu’ils sont si rares ? Une sorte
d’élite... Mais alors, les autres, que viennent-ils faire ? Une fois de plus, je
suis perdue.
Les filles entre elles restant avant tout des filles, la conversation repart sur
une réflexion de Juliette. Le sujet : les couleurs à la mode cette saison. Les
commentaires fusent. Pour Juliette, la tendance est plutôt « bonbon ». Mo-
nique regrette le « flashie », mais admet tout de même que si le rose grossit,
le jaune donne bonne mine et fait ressortir le bronzage.
— Quel bronzage ? demande Lucie. Avec ta peau claire, tu as toujours l’air
d’un homard trop cuit, ma pauvre Monique.
Pour avoir subi les canons de la mode contre ma volonté, je ne comprends
vraiment pas ce qui pousse les femmes à vouloir toutes se ressembler ? Qui
décrète ce qui est à la mode, ce qui est mieux ?
Lorsqu’Elle me promène, je les vois, ces fausses femmes de 17 ans empa-
quetées dans des jeans trop grands et des hauts trop petits. La preuve, on
voit leur ventre. Quant aux autres, celles de son âge qui tentent encore de
rester en phase avec leur époque, elles portent bien souvent la même chose
plus ou moins bien adaptée. Le résultat n’est pas toujours très esthétique,
mais peu importe. Pourquoi ne pas porter que du bleu, même si le vert est à
la mode ? Qu’est-ce qui les empêche de sortir du lot, de s’affirmer, mais
surtout, de rester naturelles ?
Je me souviens qu’à la S.P.A., il y avait dans une cage face à la mienne un
petit mâle qui me faisait les yeux doux. Ses origines n’étaient pas vraiment
définies, mais cette boule de poils roux et noir m’a tout de suite plu. Jamais
je ne me suis demandé s’il était ou non un pure race. C’était justement sa
différence qui me plaisait. Sa queue en panache trop grande pour son corps,
ses oreilles pointues et son long museau avaient le don de me faire craquer.
Nous échangions à longueur de journée des regards pleins de projets impos-
sibles. J’aurais tant voulu qu’Elle le prenne aussi, il avait l’air si triste lors-
que je suis partie… Je crois que si les humains arrêtaient de vouloir plaire à
tout prix et mettaient plus de simplicité dans leurs relations, leur vie serait
plus facile.
Quel besoin a-t-elle à chaque fois de s’adapter à leurs modes de vie, leurs
goûts ? Où est la liberté dans tout ça ? Comment être soi-même en
s’imposant de telles contraintes ? Est-ce donc ça qu’elles appellent l’amour,
cette chose qui soi-disant transforme leur vie ?
Et alors que la garde-robe haute couture prit le chemin du garage, notre vie à
nous reprit son cours tranquille.
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